Enjeux confondus et enjeux accrochés
Alain Crespelle (Analyste transactionnel français, psychothérapeute de renom, malheureusement disparu trop tôt !), qui a été l'un de mes formateurs, propose dans un article intitulé "Trois pièges de la passivité : les enjeux confondus, les enjeux accrochés, les enjeux cachés" (Classique de l'Analyse Transactionnelle, N°5 , Éditions d'AT), une clé de compréhension de nombreuses situations vécues par les managers, par exemple lorsqu'ils sont l'objet d'une évaluation ou lorsqu'ils évaluent leur collaborateurs, ou lorsqu'ils les confrontent à des comportements non acceptables ou à des résultats insatisfaisants. Cette clé de compréhension repose sur l'analyse des enjeux de la situation. Pour Alain Crespelle, il existe pour chacun d' entre nous deux formes d'enjeux : les enjeux existentiels qui ont trait à notre identité psychologique, ce que nous sommes et les enjeux institués qui sont en relation avec notre identité sociale et qui portent sur notre performance.
Enjeux existentiels
Les enjeux existentiels traitent de notre identité, ils peuvent être absolus (être accepté, être rejeté) ou relatifs (être préféré, être négligé). Pour faire le lien avec un autre cadre de référence, celui de Carlo Moïso (psychiatre, analyste transactionnel italien, psychothérapeute), les enjeux existentiels portent sur l'un des trois domaines existentiels : être, appartenir, devenir (Be, Belong, Become).
Prenons un exemple dans le domaine du management. Lorsque Maurice, le responsable d'équipe traite Idriss "d'idiot complet", il le caractérise, le définit et vient impacter un enjeu existentiel absolu, il lui refuse le droit d'être (comme il est) et lui signifie qu' il ne l'accepte pas.
Enjeux institués
Les enjeux institués portent sur nos performances. Le regard interne ou externe porte que ce que nous faisons, sur ce que nous avons. Ces enjeux touchent à notre identité sociale (le personnage), la manière dont nous souhaitons être perçus dans l'environnement qui est le notre et la situation que nous vivons. Ces performances vont être jugées à partir de normes connues mais plus ou moins définies.
Lorsque Maurice, le responsable d'équipe, prend le temps d'expliquer à Idriss qu'il n'a pas atteint ses objectifs de production et de qualité la semaine précédente, il vient impacter un enjeu institué. Les objectifs sont fixés et les résultats mesurés selon une technique reconnue par les deux acteurs. L'éventuelle sanction, la diminution de la prime, est connue et "acceptée" par les deux parties (il n'est pas dans mon intention dans cet article de discuter de la validité de la prime).
Logiquement, la mise en évidence d'une évaluation dans un rôle institué (celui de l'opérateur sur la ligne de production N° 4) devrait amener une insatisfaction et une perturbation de la personne relativement facile à gérer. Pourtant, dans bien des cas, la réaction interne de la personne à une remarque sur son rôle institué se traduit par une souffrance qui semble aux observateurs plus importante qu'attendue.
Quand Idriss entend Maurice lui dire qu'il n'a pas atteint sur objectifs, il se sent triste, rejeté, avec la même violence interne que lorsqu'il a été traité d'idiot.
Que se passe-t-il ? Idriss vit une confusion des enjeux existentiels et institués. Lorsqu' il est évalué, il se sent rejeté. Cette confusion d'enjeux, Alain Crespelle l'illustre par "la maîtresse ne m'aime plus, elle m'a mis une mauvaise note". On rencontre dans la pratique de coach et de manager de nombreuses situations professionnelles conduisant à des enjeux confondus :
- pour les commerciaux, la confusion des enjeux conduit à considérer qu'ils n'ont pas de valeur si les clients n'achètent pas ;
- les soignants peuvent être amenés à se remettre en cause lorsque les patients ne guérissent pas, une infirmière peut ainsi douter de son image de "bonne infirmière" lorsque le patient ne va pas mieux ;
- les éducateurs peuvent être fortement touchés lorsqu'ils voient les enfants dont ils ont la charge passer à l'acte ;
dans toutes ces situations, la confusion d'enjeux dans la "raison d'être eux-mêmes" donne un pouvoir exorbitant aux clients, patients, enfants et les "praticiens perdent le contrôle de la relation", pouvant conduire par répétition à l'épuisement professionnel.
Voici une situation de coaching :
Noémie est directrice d'un établissement associatif d'accueil pour enfants ; ses relations avec le Président de l'association sont tendues, elle le juge froid, distants, peu soucieux du confort des professionnels (ce qui est vous l'aurez reconnu, une situation transférentielle qui va favoriser la confusion des enjeux). Suite à l'auto-évaluation de l'établissement, réalisée dans le cadre de la réglementation, plusieurs dysfonctionnements ont été relevés. Quelques jours avant la présentation de celle-ci au conseil d'administration, Noémie est prise de douleurs gastriques importantes, assorties de période de doute, d'agitation.
Elle a une séance de travail avec son coach qui va l'accompagner dans une réflexion sur les enjeux liés à la situation. Par un questionnement précis, il l'amène à identifier le niveau de confusion des enjeux. Une première croyance qui pourrait être synthétisée comme suit : "s'il y a des dysfonctionnements, c'est de ma faute", traduit la confusion d'enjeux suivante, la responsabilité du fonctionnement de la MECS (Maison pour enfants à caractère social) correspondant au rôle professionnel ou rôle institué, l'idée de faute relevant du niveau existentiel. Une seconde croyance "Si j'explique ces dysfonctionnement au président, il va me virer, car cela montrera mon incompétence", montre un second niveau de confusion (je vais être rejetée traduisant le niveau existentiel).
Le travail de coaching consiste à permettre à Noémie de décoller les enjeux en lui expliquant les domaines de confusion, en l'amenant à identifier ses croyances et à rebrancher l'Adulte. Cet accompagnement lui permet de comprendre comment elle permet aux normes professionnelles d'impacter sa vie et comment elle laisse son "Soit Parfait" la guider. Un travail émotionnel complémentaire (dans son chemin thérapeutique) lui permet de comprendre ses peurs et d'identifier le domaine transférentiel. Noémie a ensuite put préparer et présenter sa réunion dans de bonnes conditions.
L'origine de la confusion est liée pour Alain Crespelle à une situation familiale d'origine pauvre en signes de reconnaissance positifs inconditionnels. L'apprentissage d'une bonne économie de gestion des signes de reconnaissance est une étape préalable à la réduction de la confusion d'enjeux.
Poursuivons l'exploration de l'article d'Alain Crespelle et de ses implications dans le coaching.
L'accrochage d'enjeux consiste à cumuler les risques d'échec face à une situation en créant des situations liant entre eux des enjeux multiples.
Josée est commerciale pour une grande société de diffusion de programmes TV pour les hôteliers, lieux de réception du public. Elle vient, dans le cadre du rachat d'une société concurrente, d'hériter d'un nouveau secteur régional. Elle a pris connaissance de ce secteur au travers des comptes-rendus du commercial précédent, remercié dans le cadre de la restructuration qui a suivi le rachat. Elle a pris connaissance des statistiques de vente et a identifié les principaux clients. Jusqu'à ce rachat, les clients étaient très satisfaits de la prestation de la société XXX et ils ne sont pas nécessairement heureux du rachat, qui va restreindre leurs possibilités de négociation et risque de faire augmenter rapidement les tarifs. Un client, le 2ème en CA du secteur a envoyé un courrier disant combien il attendait avec impatience la visite du nouveau commercial pour régler quelques litiges.
Josée va choisir comme première visite dans ce nouveau secteur, ce client précis et … elle va se planter ! Ce qui soit dit en passant n'a pas du vous étonner.
Lors d'une séance de coaching, elle analyse les conditions de son échec. Pendant un long moment, elle se positionne en victime, accusant la personnalité du client, la personnalité du précédent commercial qui a du saboter la planche, l'absence d'explications suffisantes dans les CR établis par Mathieu et qui auraient pu l'avertir du risque… Elle met également en cause son entreprise, qui ne lui laisse pas assez de marges de manœuvre pour négocier avec les clients, pas assez de temps pour prendre des informations précises. Puis, elle commence à identifier les enjeux et à voir comment elle a accroché de nombreux enjeux (chacun reposant sur une croyance particulière) :
- client mécontent à transformer en client satisfait (à partir d'une position de Fais Plaisir),
- conservation et développement du CA (enjeux de résultats et primes),
- compréhension de la situation des nouveaux clients,
Pendant la séance de coaching, Josée se rend compte qu'elle aurait pu limiter les risques d'échec en commençant par un client de peu d'importance en CA pour comprendre l'historique, les spécificités régionales, puis continuer avec un client important en CA mais sans enjeux de contentieux, puis enfin ce client à risques.
Les enjeux accrochés génèrent des stress supplémentaires qui s'additionnent voir se multiplient et qui peuvent conduire à des jeux psychologiques (dans le cas de Josée, à partir d'une position de sauveteur).
Gilles Pellerin, (analyse transactionnel, didacticien et formateur) proposait toujours aux consultants débutant de bien réfléchir à leurs enjeux.
Enjeux -- En Jeux (psychologiques) -- En Je
Il montrait, au travers de cette formule les risques liés aux enjeux et la nécessité de clarification à partir d'une réelle position de perception et de prise en compte de ses besoins.
Prenons quelques illustrations rencontrées chez des jeunes coachs :
- si je ne trouve pas rapidement un client, j'arrête ce boulot, (enjeux confondus = je m'exclue de ce monde qui ne me reconnait pas, ce qui montre la confusion entre les enjeux institués - être un coach débutant avec peu d'expérience implique que des prospects vont évaluer le risque et ne pas donner suite ; c'est très différente de ne pas avoir de valeur),
- je dois réussir cet entretien, mon CA de l'année en dépend (= enjeux accrochés ; réussir un entretien ne veut pas dire vendre, ce serait oublier la liberté de choix du client),
Pour ces raisons, il est nécessaire de créer des situations à enjeux limités, par exemple, si je suis un coach débutant, je vais acquérir de l'expérience dans les entretiens commerciaux auprès de prospects qui ont de grandes chances de ne rien m'acheter, je serais plus libre et je tirerais profit des entretiens. Je vais aller dans des secteurs que je connais mais que je ne souhaite pas développer comme cœur de cible.
In Journal d'un coach - Merci Daniel