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La délicate subtilité de l'intimité en psychothérapie et des questions de révélation de soi

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La présentation de cas qui suit illustre une expérience très différente d'une prise de conscience et d'une vulnérabilité non désirées.
Charlie et moi avions lutté pendant des années. Contrairement à l'affection et la proximité croissantes que j'avais ressenties avec Ben, mes années d'implication avec Charlie étaient marquées de détermination, en même temps qu'entourées de prudence et d'auto-protection circonspecte. Charlie approchait la cinquantaine, ne s'était jamais marié, n'avait pas d'ami au début du traitement et allait d'un boulot à un autre en travaillant toujours « en-dessous de son potentiel » et de sa formation académique.
Au fur et à mesure de la thérapie, son statut professionnel s'est amélioré et certaines tentatives d'amitié se dessinaient. Mais notre relation semblait toujours sur le point de s'effilocher et de se défaire. Charlie soulignait constamment que je n'arrivais jamais vraiment à le « saisir ».  Dans mes échecs, je rejoignais les nombreux autres qui ne semblaient jamais « saisir » Charlie. Je fulminais silencieusement, me demandant s'il ne lui était jamais venu à l'esprit que, s'il pouvait «saisir» l'expérience de quelqu'un d'autre, il aurait quelques amis, peut-être même une épouse et une famille.
J'étais très conscient du douloureux passé de Charlie, dont les parents, implacablement égoïstes, semblaient l'avoir considéré comme un meuble peu attrayant, non désiré, qui leur aurait été livré dans leur salon. Ils le contournaient simplement. Je savais ce dont il pensait avoir besoin de ma part, et je désespérais de ma propre incapacité (ou envie) à le lui donner. Je pouvais à peine supporter la manière dont il me traitait et traitait les autres, et il ne semblait pas y avoir d'espace pour en parler avec lui. J'oscillais entre des sentiments d'irritation, une inquiétude pressante, et une culpabilité à ne pas pouvoir mieux l'aider. Aurait-il jamais une vie pleine? Des consultations régulières m'ont aidé à gérer mon contre-transfert et faire un travail technique compétent mais, fondamentalement, je ne pouvais pas m'ouvrir à Charlie de façon à pouvoir vraiment le« saisir » avec mon être aussi bien qu'avec ma tête.
Gerson (2003) décrit la relation transférentielle comme le moyen à travers lequel les désirs inconscients peuvent commencer à émerger et à être articulés, tout en étant constamment ombragés et entremêlés aux souvenirs (et anticipations) d'échecs, socle pour une anxiété et des défenses terribles et étouffantes. Et pourtant, argumente Gerson, «nous recherchons constamment les autres comme objets de transformation, pour rendre quelque chose de nous plus présent à nous-mêmes » (2005). L'impasse entre Charlie et moi, le blocage de nos transferts mutuels négatifs, excluait de façon répétitive nos expériences de nous-mêmes, plutôt que de rendre quelque chose de nous-mêmes plus présent à nous-mêmes ou à chacun.
Charlie et moi tombions constamment dans l'ombre, l'urgence du désir semblant être source d'irritation et de frustration, plutôt que d'espoir et de stimulation. Je me souviens d'une vieille chanson parlant d'une « société d'admiration mutuelle » ; Charlie et moi avions formé une « société d'irritation mutuelle ». Et puis un jour, de façon inattendue, une femme, connaissance de collège pour laquelle, adolescent, Charlie avait eu un considérable intérêt, revint en ville pour des funérailles et appela Charlie. Ils se rencontrèrent pour le déjeuner. En séance, contrairement à son habitude, Charlie se montra affligé et, ce qui était tout aussi inhabituel de sa part, irrité par lui-même plutôt qu'irrité par le monde et tous ceux qui en font partie. « Qu'est-ce qui cloche chez moi, Bill ? Elle a une famille, un mariage. Pas le meilleur, mais pas le pire. J'aurais pu avoir une vie avec elle. Qu'est-ce que je fais faux ? Je dois faire quelque chose de travers. Tu dois m'aider à voir ce que je fais ». Je suis resté silencieux, j'écoutais. Je sentais s'abaisser ma garde. Mon thorax s'ouvrait. J'appréhendais de dire quoi que ce soit, comme si le moindre mot allait rompre ce moment magique.
Proche des larmes à la fin de la séance, Charlie se levait pour partir. « Elle était là pour des funérailles. Si c'était moi qui étais mort, serait-elle venue ? Qui aurait pensé à l'informer que j'étais mort ? Si je mourais demain, qui se déplacerait de loin pour venir à mes funérailles ? Personne. Y aurait-il des personnes à informer ? Personne. Si je mourais demain, il n'y aurait pas assez de personnes qui m'aiment pour porter mon cercueil ». Il partit.
Je suis resté là, debout, pouvant à peine respirer. J'avais la nausée et me sentais au bord de l'évanouissement. La manière dont Charlie venait d'évoquer sa peur de mourir était l'exacte description des circonstances de la mort de mon père et de ses funérailles. Après la mort de ma mère, mon père s'était tellement replié sur lui-même et isolé, il était devenu tellement bizarre, que lorsqu'il mourut 10 ans plus tard il n'y avait plus personne dans sa vie et personne pour porter son cercueil. Seuls sa mère, son frère, deux fils et une fille assistèrent à ses funérailles. Je m'étais même rendu dans une agence immobilière pour laquelle il avait brièvement travaillé pour demander au personnel de porter son cercueil, mais sans aucun succès. J'ai commencé à comprendre mon impatience, mon irritation et mon incapacité à m'ouvrir à Charlie, et mon anéantissement face à son comportement asocial et à son désespoir incessant.
La séance m'a hanté tout au long de la journée. J'ai dû me forcer à porter mon attention à mes autres clients. Rentré à la maison ce soir-là, je me suis plongé dans mon « sanctuaire de transfert » personnel, la musique. Bob Dylan, Neil Young, Joan Baez, musique qui me renvoyait à mon père avec une compassion amère. J'ai pleuré, cette fois en privé. J'ai ressenti l'effondrement de la vie de mon père et l'impact que ses choix avaient eu sur moi. J'ai pu sentir à quel point j'avais profondément, de façon insupportable et inconsciente, projeté mon père sur Charlie. J'ai pu sentir le début d'un désir, d'une ouverture, d'une capacité à dénouer les nœuds entre nous. Je ne dis rien à Charlie de ce qui s'était passé pour moi lorsqu'il avait parlé de ses funérailles imaginaires sans personne pour porter son cercueil. Contrairement à ce qui s'était passé avec Ben, je ne ressentais pas, vis-à-vis de Charlie, d'élan me poussant à me montrer plus personnel avec lui. Je me suis souvenu avoir une fois partagé une expérience personnelle avec Charlie, dans un effort (plutôt désespéré et non-réfléchi) de créer un lien avec lui et de permettre une sorte d'identification. Charlie m'avait alors répondu : « C'est vraiment irritant. Je ne te paie pas pour t'entendre parler de ta vie. Je te paie pour écouter la mienne. Merci de garder ta vie pour toi-même. Ou alors paie quelqu'un d'autre pour t'écouter ». Prenant en considération le caractère de Charlie, et l'endroit où nous en étions dans le développement de notre relation, une telle révélation de moi aurait été vécue comme une intrusion, une charge, pour reprendre la phrase de Poland. A un autre moment dans le travail, cela ne sera peut-être plus le cas.
Révéler quelque chose de personnel avec Charlie n'aurait pas facilité notre travail, ni sa compréhension de lui-même. Ce qui était par contre devenu possible pour moi, grâce à mes propres prises de conscience, était de revenir vers Charlie avec ouverture, patience et, pour la première fois, espoir. Je ne doute pas qu'il ait perçu la différence, bien qu'il n'en ait jamais parlé. Lui aussi était dans un état différent après son déjeuner avec sa petit-amie du collège. Il avait commencé à se questionner et j'ai pu me mettre à travailler ces questions avec lui, sans pression ni irritation.
Les vulnérabilités et conflits psychiques que je vivais en moi, liés à la mort tragique de mes jeunes parents, ont énormément affecté mon travail avec ces deux hommes. Avec Ben qui, tout comme moi - et ce n'était probablement pas un hasard - était un père et, tout comme moi, auto-critique, ma propre histoire de perte avait permis un respect profond et une identification positive avec lui. Avec Charlie, mon histoire et ma vulnérabilité réveillées inconsciemment en sa présence avaient favorisé une identification défensive et une méfiance incessante.

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Au cours du quart de siècle dernier, les différents modèles de psychanalyse et de psychothérapie centrés sur la relation se sont inspirés les uns les autres, bien que chacun ait évolué plus ou moins à sa manière depuis les années 1930 jusqu'au années 1980. Ferenczi n'a peut-être pas été le premier psychanalyste à constater que le patient n'était pas la seule personne tourmentée et vulnérable dans le couple analytique, mais il a été le premier à avoir essayé d'y apporter une application clinique et à publier des écrits à ce sujet. Ses expériences d'« analyse mutuelle» ont peut-être été des échecs cuisants, mais son honnêteté émotionnelle en a inspiré plus d'un et certains, ayant émigré aux États-Unis, ont apporté une alternative à la position analytique classique, prédominante aux USA avant et après la seconde guerre mondiale (Thompson, 1950 ; Rudnytsky, Bokay & Giampieri-Deutsch, 1996). Il est assez ironique de constater que plusieurs innovateurs des modèles centrés sur la relation se sont battus dans un assez grand isolement et une relative solitude. C'est le cas de Ferenczi à Budapest, Fairbairn à Edinburgh, Sullivan à Washington, D.C. et McLaughlin à Pittsburgh, PA. D'autres, tels que Klein et Winnicott à Londres, et Greenberg et Mitchell à New York, ont bénéficié des avantages qu'offrent les grands centres urbains à la pensée psychanalytique et ont pu être suivis par des collègues partageant les mêmes idées, quoique, en lisant leurs œuvres, ils n'aient pas toujours été reçus à bras ouverts par leurs collègues d'orientation plus classique. En Grande-Bretagne, souvent isolée de l'Europe, se développait un mode différent de psychanalyse relationnelle : la relation d'objet. Pour les tenants de la relation d'objet, toute difficulté ou vulnérabilité dans la dyade était considérée comme localisée chez le client ; les perturbations de l'analyste étaient considérées comme le résultat de l'impact affectif contagieux du patient, de par son clivage, ses projections et les mécanismes d'identification projective.
Aux Etats-Unis, dans les années trente, Harry Stack Sullivan œuvrait essentiellement seul et arrivait à ses conclusions sur le caractère inévitable de l'influence mutuelle au sein de la dyade thérapeutique.
Rejointe par Clara Thompson, Érich Fromm et Frieda Fromm-Reichman, parmi d'autres émigrés européens, l'école de la psychanalyse interpersonnelle a évolué.
Il aura fallu attendre plusieurs décennies après la guerre pour que ces modèles redéfinissent la psychanalyse aux Etats-Unis. Les ouvrages de Jay Greenberg et Steven Mitchell « Les relations d'objet dans la théorie de la psychanalyse » (1983) et de Mitchell « Les concepts relationnels en psychanalyse : une intégration » (1988) furent les premiers efforts majeurs visant à intégrer les modèles de relation interpersonnelle et de relation d'objet dans la psychanalyse américaine, donnant naissance à ce qui est connu actuellement sous le nom de « psychanalyse relationnelle ». A la même période, McLaughlin écrivait une série d'articles importants explorant l'utilisation du contre-transfert de l'analyste et de l'influence réciproque au sein de la dyade thérapeutique. Les modèles émergents ont souligné l'importance de la subjectivité personnelle de l'analyste dans les approches psychothérapeutiques.
Dans la perspective des modèles de psychanalyse classiques, de la psychologie du moi et la théorie de la relation d'objet, les désirs, perturbations et résistances étudiés sont ceux du patient. Selon la sensibilité relationnelle (bien qu'il y ait plusieurs variantes de ce paradigme) il est entendu que tant le thérapeute que le client apportent des aspects de leur expérience informulée et inconsciente dans la séance, et que les pressions inconscientes des désirs et interdits existent chez les deux membres de la dyade (Stern, 1997). Il pourra donc arriver que l'inévitable vulnérabilité de l'analyste affecte le travail du patient, sans pour autant que cela ne vienne de ce dernier. La façon d'exploiter le contre-transfert et la vulnérabilité du thérapeute varie d'un modèle à l'autre et d'un praticien à l'autre, mais les modèles relationnels partagent le consensus selon lequel la nature de l'expérience inconsciente et le travail d'analyse ne consistent pas uniquement en la prise de conscience des pulsions rejetées et désavouées et des besoins d'attachement infantiles, mais aussi en un processus de déploiement de l'inconscient et de découverte de nouvelles possibilités.
Selon les perspectives développées par Ferenczi et McLaughlin, deux analystes à la curiosité incessante, expérimentant beaucoup, écrivant avec une candeur inhabituelle, et selon les études de cas cliniques, il ressort que la volonté du thérapeute de ressentir et vivre ses propres vulnérabilités peut apporter un approfondissement du travail thérapeutique et se révéler un bénéfice important pour ses clients.
 
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Traduction française de S. Monin et B. Evrard.
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