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Bricoleur du dimanche

L'AT au Point Écoute

Entretien
Entretien
- E. Primusa ((Le nom a été changé)), quelques mots tout d'abord sur les grandes lignes de votre parcours professionnel ?
J'ai commencé ma carrière dans une grande entreprise française en tant qu'analyste comptable et financier, c'est très loin ! À cette époque, il y avait peu de comptables qui soient également informaticiens. Or c'était mon cas et bientôt, j'ai été chargée d'aider les équipes à passer à la bureautisation des tâches, ça m'a plu. Si j'avais pu voir que les fonctions administratives m'intéressaient peu, en revanche la fonction formation me passionnait. Aussi, j'ai décidé de me réorienter dans cette voie.
Rapidement, j'ai intégré l'AFPA, c'est un organisme de formation professionnelle qui dépend du Ministère du travail. J'étais formatrice AFPA et j'étais détachée dans un centre de rééducation fonctionnelle, j'y enseignais les pratiques comptables et l'informatique de gestion. Mon public, c'étaient des jeunes porteurs de handicaps, et qui restaient en capacité d'exercer le métier de comptable ou d'aide-comptable. L'AFPA m'a enseigné mon métier de formatrice et les jeunes handicapés m'ont enseigné mon métier de rééducatrice.
J'ai surtout appris en travaillant avec eux sur les compensations et les adaptations qu'il leur fallait développer pour vivre, pour apprendre quand même, pour s'adapter au mieux avec ce qu'ils étaient, avec leurs limites et leurs différences etc. L'autonomisation de ces jeunes était mon principal souci. Et puis, auprès d'eux, pendant quinze ans, j'ai appris beaucoup sur la vie, sur l'amour de la vie.
C'est aussi à l'AFPA que j'ai rencontré l'Analyse Transactionnelle (AT), au cours de ma formation pédagogique de base. Ça m'a convenu, ça me donnait des outils efficaces pour travailler avec des jeunes présentant des troubles de l'apprentissage, qu'ils soient dus à des difficultés cognitives ou comportementales ; alors j'ai demandé à poursuivre mon perfectionnement à la relation formateur / formé dans le champ de l'AT. J'ai fait comme ça plusieurs années de supervision, d'analyse de ma pratique et de formation didactique avec des analystes transactionnels surtout.
Après quinze ans passés dans ce champ à part entière qu'est le handicap, j'ai souhaité faire de la recherche en sciences sociales et j'ai préparé un DHEPS, mon objet de recherche a été « La maltraitance en institution ». Après ça, j'ai accepté de répondre à la demande de l'association dans laquelle j'étais administratrice et qui cherchait un directeur pour sa structure d'accueil. Il s'agit d'un Point Écoute jeunes qui avait vécu des crises importantes. Nous pensions à l'époque qu'il devait fermer. En recréant une équipe, en redéfinissant un projet psychosocial cohérent et en retrouvant des financements, petit à petit, je lui ai redonné toute sa place dans le quartier où il est implanté.

- Pouvez-vous nous en dire plus sur cette structure et votre rôle ?

Le Point Écoute, situé dans un quartier réputé "difficile" au nord de Paris, recense en moyenne 3.500 "visites" par an, pour 800 personnes accueillies et orientées, 700 jeunes et 100 parents environ. Par "visite" j'entends un passage, un jeune pouvant venir au Point Écoute plusieurs fois par semaine. Ces jeunes sont accueillis, écoutés et orientés par deux éducateurs, un psychologue à mi-temps et moi-même. Nous accueillons des jeunes qui ont entre 12 ans et 26 ans, mais la majorité d'entre eux ont entre 14 et 18 ans - ce qui correspond à la fin du collège, période difficile pour nombre d'entre eux.
Je dirige donc ce Point Écoute, cela veut dire que je recrute et je gère le personnel et que j'assume les partenariats institutionnels, dont les rapports avec les financeurs et les élus. C'est un projet financé pour moitié par la DASS, et par d'autres financeurs pour l'autre moitié, la Région, la Ville, le Département etc. Nous avons aujourd'hui neuf financeurs. Diriger, ça veut dire aussi mettre en forme le projet psychosocial avec l'équipe et contribuer aux accompagnements des publics les plus en risque.
Je me définis comme une intervenante psycho-sociale, terme que j'ai entendu pour la première fois employé par un analyste transactionnel italien, aujourd'hui décédé, Carlo Moïso. J'aime bien cette définition car il s'agit bien pour moi de faire du "psy" et du "social", ou encore de l'éducatif, et non l'un à l'exclusion de l'autre. Je travaille aussi beaucoup à partir des apports de la sociologie, que ce soit dans la définition des processus ou des phénomènes observés : la ghettoïsation, la désaffiliation par exemple ou la culture de rue appartiennent aux registres de la sociologie.

- Quelle est la nature et les objectifs de votre accompagnement ?

Notre structure est un lieu de proximité qui propose une forme de soutien à un public qui est en voie de désocialisation avancée. Les jeunes viennent nous voir d'eux-mêmes, spontanément, et non pas sur injonction - judiciaire par exemple. Notre objectif est de les accueillir et de les orienter vers les structures de droit commun. Ce qui est plus facile à dire qu'à faire !
En tant que travailleur social, j'utilise des catégories de prévention définies par l'OMS en prévention primaire (empêcher l'apparition d'un trouble), prévention secondaire (prise en charge au début de l'apparition d'un trouble) et tertiaire (éviter les rechutes ou les complications dans une situation où la personne est vulnérable) pour définir les comportements de ces jeunes en conduite à risque de niveau 1, 2 ou 3.
Pour faire un lien avec l'AT, on peut associer ces catégories de risque au « niveau de jeu psychologique » que nous utilisons. Jeu de premier degré ou risque 1 : les jeunes viennent pour des problèmes simples, mais qui pourraient s'aggraver s'ils n'étaient pas entendus, par exemple une grossesse inattendue. C'est la plus grande partie de nos jeunes, environ 600, et notre intervention se fait en une à trois séances. Le jeu de second degré ou risque 2 : les risques du point de vue de la santé, ou sociaux ou judiciaires sont avérés, l'intervention nécessite une guidance plus spécialisée.
Le jeu de troisième degré ou risque 3 : les conduites à risque sont chronicisées, le jeune a commencé d'entamer son "capital social". Il a fait de la prison pour mineurs une ou plusieurs fois, les filles ont eu recours déjà à plusieurs IVG bien que très jeunes, elle est préparée à un mariage forcé qu'elle refuse, ou bien le jeune ne trouve plus aucun établissement qui l'accepte après plusieurs exclusions scolaires pour conduites asociales, il a fait plusieurs tentatives de suicide et consomme des produits qui le rendent inapte aux études etc. Je m'occupe plus spécifiquement de ces jeunes là, soit une centaine par an.
Il est à remarquer que certains de ces jeunes portent une pathologie qui n'a pas été identifiée, et ce sera une des lignes de notre intervention. Un jeune dont la schizophrénie n'a pas été diagnostiquée peut se conduire mal et faire beaucoup de dégâts dans la ville tant qu'il n'est pas accompagné du point de vue de sa santé mentale.
Il s'agit que chaque jeune qui vient au Point Écoute reçoive un soutien, quel que soit le niveau de risque de sa conduite. À travers mon intervention, je vise à permettre la réduction du jeu au degré inférieur d'intensité, à réduire la situation de risque 3 en risque 2. Mais il y a une première phase - qui peut être longue avec certains - pendant laquelle le jeune va apprendre à respecter notre cadre qui s'exprime par la règle suivante, « pas de coups, pas d'insultes au Point Écoute ».
Nous tentons de prévenir autant que faire se peut les passages à l'acte, l'adolescence est par définition le temps de l'acting out, c'est un comportement qui peut cesser en réinstaurant de la parole. Nous proposons un cadre qui permette au jeune de se resocialiser, se ré-affilier, se réinsérer s'il le souhaite. C'est faire en sorte que le jeune ressorte du Point Écoute plus autonome qu'il n'y est entré.

- Comment utilisez-vous l'analyse transactionnelle dans votre pratique ?

Je me sers essentiellement des concepts des États du moi, des jeux psychologiques, de la passivité et des signes de reconnaissance.
Les jeunes en risque 3 que nous accompagnons ont un état du moi Parent déficient ou destructeur ; ils mobilisent également ce que l'on nomme les options négatives de l'Enfant Libre. Ils présentent des comportements passifs dont l'agitation et la violence.
Avec ceux-là, je m'inspire des travaux de Jean-Pierre Noé décrits dans son article « Les processus de canalisation de l'agressivité » ((Classiques AT Vol. 6, Éditions d'Analyse Transactionnelle, NDLR)). Comme il le propose dans un de ses tableaux, j'interviens beaucoup à partir du Parent Normatif pour leur permettre de quitter certains comportements comme celui de menacer physiquement les accueillants, et si c'est nécessaire les y obliger. Comment faire autrement avec un jeune qui vient avec une conduite provocante et armé au Point Écoute ? Il m'est arrivé à deux reprises de porter plainte, ce n'était pas un coup de théâtre bouclant un jeu "Tribunal", mais il s'agissait, à partir de menaces graves, de recadrer le jeune en faisant intervenir le juge pour enfants, et de protéger à la fois le personnel et le jeune.
"Tu ne peux pas rester ici tant que tu me menaces » ou « Tant que tu insultes les femmes, nous ne pouvons pas te recevoir" sont des classiques au Point Écoute. "Tu dois respecter la vie d'autrui", ou bien "Tu as le droit d'avoir envie de gifler ta mère, mais pas de le faire" sont des phrases régulièrement prononcées. Avec des jeunes aux comportements délictueux ou pré-criminels, j'interviens très souvent au niveau des interdits. Des compensations et des sublimations restent possibles comme l'indique Jean-Pierre Noé , "Tu peux tuer en tant que soldat ou boucher, mais pas en tant que fils de tes parents". Plus tard, quand la relation sera suffisamment certaine, j'irai parfois dans mon Adulte et solliciterai le leur. Comme disait Éric Berne, l'Adulte existe toujours, il y a toujours un espace où le jeune peut élaborer : si c'est trop tôt je reviens dans le Parent. Il s'agit de favoriser la croissance du jeune depuis là où il en est.
Nous pouvons aussi nous trouver pris dans des jeux et des rôles tels que les définit Karpman dans le Triangle dramatique. Un jeu fréquent est celui qui inclut jeunes, police, Point Écoute. Soit que les jeunes, qui se vivent "persécutés" par la police, viennent nous voir en notre rôle présumé de Sauveteur, soit qu'ils nous assimilent à la police et nous persécutent comme il se doit. Je mets beaucoup d'énergie à ne pas rentrer dans ces jeux « flics et voyous » que les jeunes en risque 3 affectionnent particulièrement. Je prends ces jeunes très au sérieux et je prends soin de leur permettre de clarifier ce qui s'est passé quand ils viennent se plaindre d'un échange musclé avec des policiers. C'est ce qui leur permet de ne pas trop s'y frotter ensuite.
Je respecte chacun d'entre eux. Même quand je rappelle des interdits ou quand je les rudoie, je reste au plus possible dans une relation "ok+/ok+", car c'est juste et c'est protecteur pour eux. Je dois dire que ça marche, finalement, et des « durs à cuire » viennent et reviennent entendre nos confrontations. Je sais que quand il y a un "-" de mon côté, ca se passe mal, donc je fais attention.
Les jeunes viennent d'eux-mêmes et si "quelque chose" se passe mal, nous ne les revoyons plus, c'est une forme de sanction pour nous. La marge de manœuvre est fine car nous travaillons sans contrat à priori, nous mettons du temps parfois à nous entendre avec un jeune sur un objectif qui le concerne.
Je parlais également des signes de reconnaissance. C'est un outil très puissant. Ces jeunes ont un déficit narcissique, ils ont beaucoup expérimenté l'échec et la reconnaissance négative, ils supportent mal les signes de reconnaissance positifs. Je leur en donne rarement directement et quand ça arrive ils les filtrent avec beaucoup de cynisme. Mais s'ils demandent indirectement de l'attention positive, par exemple « Est-ce qu'on peut avoir un café ? », je le leur donne avec une condition concernant leurs comportements. Je fais le café, en échange j'exige qu'il n'y ait pas de bataille avec le sucre
Au Point Écoute, nous travaillons sur le changement de comportement et la socialisation, nous leur proposons d'en changer. Notre travail est social et éducatif avant tout, il n'est pas thérapeutique mais il a des effets soignants. Nous ne travaillons pas sur le scénario, s'il y a une demande à caractère thérapeutique, nous orientons vers une structure qui propose un suivi clinique. La psychologue fait du soutien psychologique ; mais nous voyons bien que souvent, par ce travail relationnel au long cours, "quelque chose" bouge chez eux.

- Vous parliez également de la gestion de partenariats institutionnels ?

C'est pour moi l'aspect le plus délicat de mon travail. Je dois dire que je suis régulièrement au contact de phénomènes de violence institutionnelle. Quand je travaille avec certaines institutions ou associations, j'observe beaucoup de méconnaissances graves qui ont des conséquences pénibles. Pour comprendre et m'y retrouver, je me sers de la Théorie organisationnelle de Berne. Mais pour agir, c'est plus difficile. Ma tactique, c'est de préserver autant que je peux le Point Écoute des contacts avec des organisations violentes ou en crises. Dans ce domaine, je trouve beaucoup d'intérêt à l'article de Sari van Poelje sur « Le développement des systèmes autocratiques » ((AAT, juin 1996, Éditions d'Analyse Transactionnelle, NDLR)).
Ma tactique à moi, c'est de préserver autant que je peux le Point Écoute des contacts avec des organisations violentes ou en crises. Et comme je dis souvent à mes collègues, « le problème, dans le champ médico-social, c'est jamais le public ! » Parce qu'avec le public, on n'y arrive toujours, tandis qu'avec la violence institutionnelle, c'est une autre paire de manches !
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