Méconnaissances : entre compétences et incompétences inconscientes

Il est d’usage, me semble-t-il, de traiter les méconnaissances, les siennes et celles des autres, avec une certaine condescendance. Comme si c’était une sorte de « péché » d’être pris la main dans le sac, à faire des méconnaissances. Cet article pourrait s’intituler : « défense et illustration des méconnaissances ».
Pourquoi ? Pour quelles raisons vouloir réhabiliter les méconnaissances, qui sont, selon leur définition donnée par les Schiff : « l’omission inconsciente d’une information utile à la résolution d’un problème » 

Entre Savoir et Connaissance

Le savoir est une information, ou une somme d’information venue de l’extérieur. Ce peut être quelque chose que l’on a lu, entendu, un conseil, -précieux, sans doute, pour celui qui le partage avec nous. Un conseil est précieux pour celui qui le donne, car il est issu de sa propre expérience, de sa connaissance de la vie. Mais pour celui qui le reçoit, c’est un savoir qui lui est transmis, une donnée, juste une information. La question essentielle, c’est de savoir si ce nouveau savoir qui lui est transmis résonne en lui, a des points d’accroche sur ses propres expériences, comme le ferait une graine sur un terrain préparé ; mais si cette graine tombe sur un terrain aride, non défriché, elle ne germe pas. C'est-à-dire si ce nouveau savoir ne peut s’accrocher sur rien d’équivalent, de connu, déjà présent au préalable dans la conscience du récepteur, cette information tombe à vide. Tant il est vrai que l’on apprend par agglutination, sur quelque chose qui est déjà présent en soi, c'est-à-dire sur une connaissance intégrée, nourrie de nos expériences, vivante. 

Le traitement de conseils en droit commercial international

Si, par exemple, vous me donnez de précieux conseils, sans doute passionnants, sur le droit commercial entre les nations, cela me passera au-dessus de la tête, parce que je n’ai aucun prérequis sur la question, que je n’ai aucune expérience en ce domaine pour m’y accrocher. Je ne pourrai pas retenir cette information qui ne fait pas de sens, de signification pour moi.

C’est peut-être une des sources des problèmes de l’enseignement scolaire où les enfants reçoivent des informations sur des sujets totalement déconnectés de leur propre réalité. Ils ont beaucoup de mal à s’y intéresser. En revanche, dans le coaching ou la supervision, le praticien s’abstient de donner du savoir ou des conseils, mais va aider son client à retrouver en lui ses propres connaissances intégrées par son expérience, pour s’y appuyer, et nourrir éventuellement cette connaissance par des apports nouveaux, qui la complètent et l’enrichissent, et qui, de ce point de vue, ont du sens pour lui. 

Une connaissance

Et donc, qu’est-ce qu’une connaissance ? C’est un savoir qui résonne en soi, acquis, pratiqué, assimilé, qui fait partie de son expérience de vie et que l’on n’oublie jamais. Comme le dit Aldous Huxley, « L’expérience, ce n’est pas ce qui arrive à quelqu’un, mais c’est ce que quelqu’un fait avec ce qui lui arrive. » C'est-à-dire comment il l’intègre dans sa propre banque de données personnelle, construire et classée par son cerveau limbique, expérience après expérience

Un savoir

Alors que le savoir, extérieur à soi, s’oublie s’il n’est pas pratiqué, donc transformé en connaissance véritable. À titre d’exemple, j’ai pratiqué pendant de longues années le latin et le grec, au point de savoir traduire sans dictionnaire des pages entières de textes originaux. Mais faute de pratique, des dizaines d’années après, je suis devenue incapable de traduire la moindre phrase sans le secours d’un dictionnaire. Cette ancienne connaissance intime des textes anciens, devenue inutilisée dans ma pratique professionnelle quotidienne, est retombée au stade de savoir acquis… puis oublié.

Le cycle de l'apprentissage

Une connaissance est donc un savoir intégré, expérimenté, qui fait partie de notre cadre de référence avec lequel on filtre la réalité, et avec lequel on donne du sens à nos expériences de vie. Ce savoir acquis, qui fait partie de nous comme le ferait une de nos vertèbres, nous ne le remettons pas en cause périodiquement, car c’est une fondation. Nous évoluons dans la vie avec notre bagage à disposition. Et ce que nous avons vécu avec nos émotions, nos tripes, nos échecs parfois, nous ne l’oublions jamais. C’est notre jauge, notre système d’évaluation portatif, mais permanent. Pour le dire autrement, c’est notre compétence inconsciente. 

La compétence inconsciente

Nous savons des choses, plein de choses, acquises au fil des années. Nous avons appris à marcher, à parler, à jouer avec les mots et les idées, à conduire une voiture. C’est devenu une connaissance, une compétence acquise, maîtrisée, une expertise, pratiquée quotidiennement au fil des années. Et nous marchons, conduisons et parlons sans réfléchir à la manière dont nous le faisons, car c’est un automatisme, hors du champ de la conscience. Notre énergie est libérée et libre de se consacrer à autre chose. C’est ainsi que nous pouvons, tout en conduisant, mener une conversation, une dispute même parfois, réfléchir à des situations vécues, écouter une conférence ou de la musique, raisonner les enfants agités à l’arrière, etc.
Nous sommes dans ce que la pédagogie appelle la compétence inconsciente. Nous avons oublié que nous savons, et que nous savons faire.
C’est ainsi que les méditations de pleine conscience nous apprennent à remettre de la conscience sur des automatismes. 

Le choc de la réalité

Mais quelle est la frontière entre la compétence inconsciente et l’incompétence inconsciente, toutes les deux hors du champ de notre conscience ? J
Seul le choc de la réalité peut nous faire prendre conscience du fait que nos connaissances et compétences acquises sont devenues obsolètes. Et pourquoi le sont-elles devenues ? Tout simplement parce que, comme le dit Héraclite, « rien n’est permanent sauf le changement ». C'est-à-dire que le savoir, comme le reste de l’univers, évolue en permanence, en dehors de notre champ de conscience, alors que nous sommes restés sur nos connaissances intégrées fondées sur des savoirs devenus obsolètes, à notre insu.

C’est d’ailleurs le choc de la réalité, la confrontation avec notre perte de connaissances et de compétences qui va nous pousser à aller nous former et remettre nos connaissances à jour. Sinon, pourquoi vouloir dépenser du temps, de l’argent et de l’énergie à chercher à acquérir des savoirs que l’on croit posséder ? 

Le nouveau savoir et la compétence consciente

Nous sommes donc allés nous former, et nous avons acquis de nouveaux savoirs qui, nous l’espérons, sont de nouveau à jour et en phase avec la réalité. Nous avons écouté, compris, retenu, testé en exercice, et maintenant, nous allons l’appliquer dans notre vie quotidienne. En effet, selon le moyen mnémotechnique d’un vieux professeur de mathématiques, SCRA : pour prétendre que l’on sait, il faut déjà avoir compris. Et ce n’est pas tout de comprendre, il faut aussi retenir. Et si je n’ai pas retenu, comment pourrais-je appliquer ?

Une fois le SCRA mis en œuvre, nous nous sentons alors en compétence consciente, enrichis de nouveaux savoirs, qu’il nous faut maintenant tester, expérimenter, et intégrer à nos connaissances acquises, à notre cadre de référence, à nos comportements quotidiens. Nous entrons dans la phase d’intégration, qui s’acquiert par la pratique et l’entraînement à long terme. C’est le sens de ces pratiques de méditation et autres défis, qui demandent un entraînement de 21 ou 40 jours, pour pouvoir les ancrer vraiment en nous comme des automatismes. 

De la compétence consciente à la compétence inconsciente

À force de pratique, les nouveaux savoirs s’intègrent à notre cadre de référence, deviennent des automatismes qui ne demandent aucune énergie spécifique, -comme de se laver les dents chaque soir-, et nous sommes entrés, insensiblement, en compétence inconsciente… Jusqu’au prochain tour de manivelle…
Comme le dit Edgar Morin : « Ce n’est pas parce que l’on a vécu des expériences que l’on a de l’expérience… Il faut sans cesse les remémorer et les reméditer… Et lorsque nous aurons transformé l’expérience en conscience, nous sommes prêts pour un nouveau commencement. »
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L'histoire du cheval névrosé

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Paul Watzlawick raconte l’expérience fictive d’un cheval placé dans un box expérimental, muni d’une plaque électrifiable sous la patte avant gauche du cheval et d’une sonnette. L’expérience consiste à faire sonner la sonnette 5 secondes avant d’envoyer une décharge électrique sous la patte du cheval. Le cheval lève la patte pour éviter la souffrance et adopte, ce faisant, une stratégie adaptée pour ne pas souffrir.
On renouvelle l’expérience jusqu’à ce que le cheval comprenne le lien entre la sonnette et la décharge. À un moment donné, il va anticiper : dès qu’il entend la sonnette, avant les 5 secondes de délai, il lève la patte suffisamment longtemps pour ne pas recevoir la décharge. Et là, la stratégie est tout à fait adaptée : le cheval adapte son comportement pour ne pas souffrir, et il a compris le lien entre le stimulus de la sonnette qui l’avertit d’un potentiel danger.

Par la suite, on continue à faire sonner la sonnette sans envoyer de décharge. Et le cheval continue à lever la patte, pendant des mois… Comme il a inscrit dans sa mémoire que sonnette = décharge électrique = souffrance, il va continuer à lever la patte, même s’il n’y a plus de danger de souffrir. Et là, dit Watzlawick, le cheval peut être considéré comme névrosé.
Ainsi donc, selon la définition de Paul Watzlawick, une névrose est « la reproduction du passé, ou des stratégies gagnantes du passé, sans adaptation à l’évolution des circonstances présentes ».
Pourrait-on dire qu’une névrose est une méconnaissance ?

Entre connaissance et méconnaissance

Qu’est-ce qu’une méconnaissance ? C’est une connaissance qui n’a pas été éprouvée, remise en question au contact de la réalité. C’est un automatisme intégré, fondé sur un savoir anciennement acquis. Cette connaissance est tellement intégrée en nous qu’elle fait partie de notre cadre de référence, et qu’elle nous sert à filtrer la réalité pour lui donner du sens. C’est un de nos critères d’analyse de la réalité. Et le choc est rude quand la réalité se rappelle à nous, parfois violemment, pour nous mettre sous les yeux que notre critère d’analyse du réel est erroné et qu’il nous induit en erreur, qu’il nous induit à méjuger de la réalité. 

Connaissance et méconnaissance de circuit de décision administrative

Pour donner un exemple, voici l’expérience d’un client. En début de carrière, il avait travaillé à la Ville de Paris, avec une équipe politique de droite au pouvoir et avant les lois de décentralisation ; les décisions opérationnelles étaient prises par les chefs de bureau, au sein d’une équipe de direction, dans la ligne fixée par les directions. Après un intermède de 15 ans dans une autre administration nationale, il était revenu dans l’administration parisienne, avec en tête les schémas de décision tels qu’il les avait connus.

Or, une profonde mutation avait eu cours, en particulier dans les circuits de décision, avec l’intervention omniprésente des instances politiques, et l’importance elle aussi omniprésente des syndicats, ce qui rendait les services administratifs pris en tenaille entre les injonctions politiques et les revendications syndicales, elles-mêmes soutenues par les instances politiques. La méconnaissance des nouveaux circuits de décision, malgré les indices forts qu’il avait devant les yeux, lui a coûté son poste. En effet il n’avait pas « en magasin » la grille d’analyse adéquate pour donner du sens aux signaux faibles, puis de plus en plus forts, qu’il percevait dans son environnement. Il ne les remarquait pas, il n’y attachait pas d’importance, parce qu’il ne les comprenait pas : cela n’avait pas de sens pour lui. Il s’est donc comporté comme il pensait devoir le faire, en fonction de critères devenus obsolètes.
 
Je disais tout à l’heure que les méconnaissances sont souvent traitées avec condescendance. Il est peut-être temps de changer cette condescendance, ce sentiment de supériorité en compassion. Car la méconnaissance est la dérive inconsciente d’une connaissance, acquise par l’imprégnation « expériencée » d’un simple savoir extérieur à soi. La connaissance est une perception intime, vécue, intégrée du savoir.
Et donc c’est toujours un choc douloureux d’être confronté au fait qu’une connaissance parfois chèrement acquise est devenue obsolète, à l’insu de son plein gré.
En revanche, la confrontation douloureuse d’une méconnaissance à la réalité nous enseigne que jamais aucune réponse définitive ne nous sera donnée par la vie.

Marielle De Miribel
P.T.S.T.A. Organisation 
Formatrice Certifiée en P.C.M. et P.S.N.

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